Carré 35

Carré 35

de Eric Caravaca France ( 1h07)

                                                                                                                                          

Synopsis :

Éric Caravaca part à la recherche de sa soeur Christine, morte à l’âge de trois ans, bien avant qu’il ne naisse, et dont il n’a appris l’existence que tardivement. Il ne reste aucune trace de la vie de Christine, même pas une photo. Tout juste sait-on qu’elle repose dans le carré 35 du cimetière français de Casablanca. Cette quête intime rejoint l’histoire de la décolonisation, celle du déni de la réalité, de la croyance qu’il suffit de ne rien dire pour que tout soit effacé.

L’interview :

Aviez-vous ressenti l’existence occultée de votre grande soeur depuis longtemps ou juste avant d’entreprendre ce film ?

Eric Caravaca – Non, ça a macéré longtemps. Au début, je voulais interviewer la soeur aînée de ma mère, puis elle est décédée. Ensuite, son mari, qui est décédé aussi. Ensuite, mon père a eu un cancer… Je me suis dit alors que si je voulais connaitre quelque chose de cette histoire occultée, il fallait que je m’y mette. Le film est né de cette nécessité.

Saviez-vous dès le départ que votre mère serait le personnage central et décisif de votre film ?

Non, tout s’est décanté pendant le tournage et le montage. En faisant le film, mon pire ennemi était moi-même. On reste marqué par la culture de non-dit qui nous a été inculquée. Je savais qu’en évoquant ce sujet, j’allais déclencher une catastrophe, donc j’y suis allé prudemment.

Vous avez utilisé différents régimes d’images : numérique, super 8, archives, photos…

Le super 8 est souvent lié à des films de famille où on fait les clowns sur une plage, il est synonyme de légèreté, d’insouciance. C’est pour cela que j’ai voulu filmer la mort de mon père en super 8, pour montrer qu’on pouvait utiliser ce format pour filmer des choses graves. Le film tourne autour de l’absence d’une image, ce qui n’était pas évident à faire. C’est compliqué de faire des images autour d’une image manquante.

Ce film a-t-il dénoué des choses pour votre famille ?

Je ne sais pas, ils ne l’ont pas encore vu, mais je suppose qu’il va apaiser. On fait un film d’abord pour soi et cela m’a délivré d’une culpabilité que j’avais repris à ma mère sans savoir pourquoi. Et puis il n’y a plus de fantôme, tout le monde sait désormais que cette fille a existé. Pour chacun de nous, il y a des non-dits qui coulent souterrainement et qui régissent nos vies à nos insus. De même que je sentais ce secret de famille sans le connaitre, je suis persuadé qu’on ne rencontre pas ses amis ou ses amoureux par hasard, quand ça arrive, c’est qu’on reconnait l’autre… Deleuze parle très bien de ça.

Comment faire advenir une vérité dans la bouche de sa mère sans la présenter dans une position d’accusée ?

Quand je lui posais des questions importantes, elle faisait l’idiote, répondait à côté. Je m’énervais si bien qu’au bout du compte, j’oubliais ma question initiale. Elle parvenait très bien à me manipuler.          

Faire un film comme ça est-il un soulagement ?

Pour moi, oui. Ma mère n’a pas vu le film, elle reste dans son déni. Dans le film, elle finit par venir avec moi sur la tombe de sa fille, mais dans la réalité, elle est toujours dans le déni.

Critiques :

Eric Caravaca nous fait partager ses doutes : le spectateur prend alors conscience que ce qui pouvait légitimement être perçu comme un deuil inconsolable d’une mère qui a enterré son enfant – tellement inconcevable que même la langue française n’a pas de mot pour désigner la mort d’un de ses enfants – relève de quelque chose de beaucoup plus complexe, au-delà de l’évocation taboue d’un sujet douloureux. De ses pressentiments, le réalisateur Eric Caravaca, – davantage connu comme acteur mais c’est bien d’un véritable réalisateur dont il est question ici -, livre un film pour combler l’absence d’images, trouver la vérité sur cette histoire cachée.        Carine Trenteun 

 

La vérité, Eric Caravaca la traque ailleurs, en mettant au jour d’autres fardeaux, où la petite histoire croise la grande. Il est question de la colonisation, du Maroc, de la guerre d’Algérie : épisodes honteux, enfouis eux aussi, liés aux crimes des soldats français, que des images d’archives viennent rappeler. C’est la force de Carré 35 que de mettre en parallèle des événements très personnels et la mémoire collective. De voyager à travers le temps et les pays, pour rejoindre certains lieux magnétiques, comme cette maison dite de « l’Oasis » à Casablanca, qui semble receler une part du secret familial.

Carré 35 est un film habité. Hanté, même. Qui ose la transgression … Mais où dominent, malgré tout, douceur, rigueur, élégance. Chaque mot est pesé, chaque note de musique (de Florent Marchet), pensée. Rien en trop. Pas de déballage de linge sale : Eric Caravaca ne règle pas ses comptes. Il ne veut pas la guerre, mais plutôt une forme de paix. De recueillement. Celui-là même qu’il instaure en érigeant une sorte de tombeau à sa grande petite sœur. Sans se cantonner à l’obscurité. Au contraire, il tend vers la lumière et l’atteint, un jour de plein soleil où réconciliation et réparation ne font plus qu’un.  Jacques Morice

Douloureux sans être jamais exhibitionniste ni pleurnichard, le film ne résout ni n’apaise. Mais il accueille. Il accueille les mots, les traces ressurgies presque miraculeusement du néant, parce que quelqu’un s’est avisé de les chercher. Les souffrances du passé ne sont pas effacées, les violences demeurent. Mais le monde, un monde fait de présent et de passé, de vivants et de morts, est un peu moins mal ajusté, un peu moins chaotique. Le patient travail de recomposition, où les voix, les visages, les lieux sont activés avec toutes leurs parts d’ombre, volontaires ou pas, aura fait ce travail de cinéma. Et ce monde, qui est le monde personnel, familiale, d’Éric Carvaca, est devenu notre monde commun.  JM Frodon

 

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