A peine j’ouvre les yeux
France-Tunisie de Leyla Bouzid
Scénario : Marie-Sophie Chambon, Leyla Bouzid ; Avec Baya Medhaffar, Ghalia Benali, Aymen Omrani.
Synopsis
A Tunis, en 2010, Farah, qui vient d’obtenir une mention au baccalauréat, vit seule avec sa mère. Celle-ci voudrait qu’elle devienne médecin mais la jeune fille ne rêve que de musique. Avec son groupe de rock, elle prend des risques en chantant des paroles qui dressent un portrait peu flatteur des dirigeants du pays.
Leyla Bouzid est née en 1984 à TUNIS. Elle est la fille du réalisateur Nouri Bouzid. A l’âge de 19 ans, elle décide de partir étudier à Paris où elle intègre la Sorbonne.
Elle débute sa carrière en tant qu’assistante-réalisatrice et co-réalise son premier court-métrage en 2008. Elle intègre ensuite la FEMIS. Elle réalise plusieurs courts-métrages seront récompensés de plusieurs prix. A peine j’ouvre les yeux est son premier long-métrage.
Critiques:
La jeune cinéaste choisit elle aussi d’incarner le besoin de liberté de son peuple dans un personnage fort, dont les engagements politiques sont indissociables d’un désir brûlant d’émancipation vis-à-vis d’une société traditionnelle tunisienne rétrograde. C’est en effet un même mouvement, politique et social, qui porte ce premier film au souffle puissant. Lalibrebe
A peine… dans l’attente de la délivrance ou de la catastrophe, qui en dit beaucoup avec discrétion, comme ces plans de places désertes le soir tombé, cette tension permanente entre les gens où une bousculade, un mot de travers peuvent apporter dénonciation, interrogatoire, prison peut-être, ces très bonnes chansons, jouées in extenso et qui renvoient au vestiaire de la bourgeoisie tous les jeunes groupes rebelles occidentaux, et même un poème révolutionnaire lu dans la nuit.
Et tout au fond de la colère, cette sève : «J’ai des soucis», dit Farah qui ne cesse de s’engueuler avec sa mère. Borhène, son amoureux, qui joue de l’oud dans le groupe et a l’esprit un peu à l’ouest, répond : «On en a tous. Pourquoi on ferait de la musique, sinon ?» Guillaume Tion Liberation
Avec ce film qui a raflé des prix dans tous les festivals (y compris en Tunisie, où le film sera sur les écrans en janvier), la jeune cinéaste marche, la tête haute et les yeux grands ouverts, sur les traces de son père, Nouri Bouzid, réalisateur, en 1986, de L’Homme de cendres, censuré un temps dans son pays, avant d’y rencontrer un large succès. Fille du printemps arabe, Leyla, elle, ne risque de connaître, et c’est tant mieux, que le succès. — Guillemette Odicino Télérama
. Une belle scène réunira Farah et une mère dont la consolation s’exprimera par les accents assourdis du chant de Ghalia Benali, en d’autres lieux grande chanteuse inspirée d’Oum Kalthoum et des traditions de tout le monde musical méditerranéen, et que l’on est bien content de retrouver à l’écran. Le film de Leyla Bouzid vaut surtout par la beauté du propos et le talent de ses deux actrices principales, présence intense sans effets de Ghalia Benali et débuts prometteurs de Baya Medhaffar. Un premier film contre l’amnésie, toujours à craindre dans la Tunisie d’aujourd’hui. L’Humanité
L’Interwiew :
Vous avez filmé de manière très différente les scènes de concert, les scènes intimes, les scènes familiales. Quels ont été vos choix de mise en scène?
Leyla Bouzid : Le début bouillonnant qui s’apaise peu à peu, c’était mon choix de départ. L’image et la mise en scène devaient suivre le parcours émotionnel du personnage. Je voulais beaucoup d’énergie au début du film, à la fois dans les mouvements, le rythme et les couleurs. C’est pourquoi nous avons filmé caméra à l’épaule, collés à Farah, le personnage principal. La caméra à l’épaule permet d’avoir une vraie mobilité, d’être au plus proche des corps des acteurs tout en leur donnant une vraie liberté de placement et de mouvement. Je voulais une caméra qui danse, et des mouvements sensuels. Pour les couleurs et la lumière nous avons travaillé sur une gamme de couleurs chaudes et nocturnes, à la fois profondes, belles mais un peu étouffantes. Dans la seconde partie du film, le rythme change, les plans deviennent plus longs et se fixent. Certaines scènes sont en un seul plan séquence. Les couleurs sont quant à elles plus réalistes et se délavent progressivement. La manière de filmer la musique correspondait aussi à ces rythmes différents. Avec le chef opérateur, Sébastien Goepfert, nous voulions éviter de filmer les chansons de façon identique. Là aussi, on glisse de l’énergie pure à quelque chose qui se fige, se ralentit.
Mais la deuxième partie est faite de scènes violentes
L.B. : Oui, c’est paradoxal, la violence est filmée avec un certain calme. La scène de l’interrogatoire est tournée avec un travelling avant très lent. J’ai fait également le choix d’un plan séquence. Les policiers sont de dos, on ne voit d’eux que des détails, leurs gestes. Cela amplifie chacun de leurs mouvements et leur donne plus d’impact. Il y a plus de tensions. Ce que je décris sur les mouvements, le rythme, c’est une pensée globale de la mise en scène mais il y a de nombreuses exceptions. La scène de la gare routière, qui arrive au 2/3 du film et annonce la dernière partie, est, elle, par exemple, entièrement à l’épaule, avec un montage haché. Elle va dans le sens de l’angoisse de la mère …
Il y a d’autres formes de terreur que le terrorisme »
Pendant le tournage, la réalisatrice a tout fait pour ne pas se laisser contaminer par la peur ambiante. Certes, son film avait reçu l’aide du ministère de la Culture, certes l’histoire se déroulait avant la révolution et la protégeait des réactions du nouveau gouvernement, mais la Tunisie d’aujourd’hui est encore celle d’hier. « Si notre pays est montré comme un modèle, c’est toujours un bras de fer terrible pour défendre nos libertés. La lutte contre le terrorisme est un prétexte pour les limiter, on continue d’arrêter des artistes de façon arbitraire. » Notamment grâce à la loi 52, qui condamne à un an de prison ferme tout fumeur de joint. C’est le cas de nombreux rappeurs et récemment du coréalisateur du film Babylon, Ala Eddine Slim. « Sept mille jeunes sont en prison et en ressortent pleins de haine, prêts à basculer dans le radicalisme. Avec A peine j’ouvre les yeux, j’ai voulu offrir une autre image du Maghreb, celle d’une jeunesse qui se bat pour la vie mais qui est muselée par le système. Il y a d’autres formes de terreur que le terrorisme. »